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| [nettime-fr] les concepts de la nouvelle economie |
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[1]Le Scarabée [2]les Editos
08 mai 2000
Au secours, mon fils entreprenaute est en train de se noyer !
Manipuler des concepts économiques, ça en jette. Manipuler des
concepts économiques novateurs, c'est encore mieux. Manipuler des
concepts économiques idiots, c'est de la nouvelle économie.
« Et, ayant donné l'ordre aux foules de s'installer sur l'herbe, il
prit les cinq pains et les deux poissons et, levant son regard vers
le ciel, il prononça la bénédiction ; puis, rompant les pains, il
les donna aux disciples, et les disciples aux foules. Ils mangèrent
tous et furent rassasiés ; et l'on emporta ce qui restait des
morceaux : douze paniers pleins ! Or ceux qui avaient mangé étaient
environ cinq mille hommes, sans compter les femmes et les
enfants. »
Matthieu 14, 19-20
« L'"économie de l'immatériel" n'est limitée par aucune contrainte
de rareté : le savoir est la seule ressource qui ne s'épuise pas à
travers la consommation, mais qui au contraire s'enrichit au
travers elle. »
Lucas Delattre, Le Monde, 6 mai 2000
Quand j'évoquais, dans mon précédent édito, les concepts nuls proposés
par les fondateurs des start-up, j'entendais non seulement leurs
« produits », mais surtout les concepts économiques mis en avant. Je
laisse aux copains le soin de démonter les différents « produits » des
start-up (ils ont déjà commencé, l'ami [16]Lazuly ayant à plusieurs
reprises entrepris de démontrer la nullité des achats groupés en
ligne). Je voudrais m'intéresser ici aux concepts économiques.
C'est là, à mon avis, que se trouve l'essentiel de leur propagande.
Annoncer le lancement de tel ou tel petit commerce on-line, pour un
journaliste, ça ne doit pas être bien passionnant (aucun journal
n'annonce l'ouverture d'un nouveau fleuriste à côté de chez moi, mais
tous consacrent un entrefilet flatteur à chaque fois que cela se
déroule sur l'internet) ; mais si ce petit commerce prétend
révolutionner l'économie moderne (c'est-à-dire inventer la nouvelle
économie), ça a tout de même plus de gueule.
Suite à notre première série d'articles, beaucoup de réactions
admettaient nos critiques, mais les utilisaient pour expliquer que,
justement, il y avait les bonnes entreprises de la nouvelle-économie
et les mauvaises (et que nous avions permis de dénoncer les
mauvaises). Pour définir les bonnes, chacun y allait de son concept
économique : le win-win, le potentiel, la prime au premier arrivé, le
fond de commerce, les fondamentaux fondamentalement sains, la
destruction créatrice. Il y a certainement des « bonnes » entreprises
dans l'économie actuelle, il y a certainement un phénomène de
développement économique lié aux nouvelles technologies, mais par
pitié qu'on arrête de nous bassiner avec ces notions imbéciles pour
nous faire bouffer de la start-up indigente.
D'autant que certaines de ces notions m'amènent à m'inquiéter, par ce
qu'elles impliquent, sur la survie du Web amateur, indépendant, non
marchand et citoyen.
Le win-win
Au rayon concept économique idiot, le plus innocent est sans doute le
win-win. Ce serait révolutionnaire et, si l'on en croit les
thuriféraires de la nouvelle économie, c'est la raison pour laquelle
il faut accepter cette nouvelle dérive libérale sans broncher : parce
que la nouvelle économie, c'est "je gagne, tu gagnes ». Dans chaque
reportage dans le Silicon Sentier, on a droit à un de ces jeunes
ahuris, fier d'annoncer qu'il fait du win-win, et que donc c'est
nouveau donc c'est bien (« Aujourd'hui, Cybergold annonce 1,2 million
de participants à son win win exchange (échange où tout le monde
gagne) », Nicole Penicaut, « Quand l'internaute vend son âme aux
publicitaires », Libération, 28 janvier 1999). Et puis ça semble
donner un poil de crédibilité économique à l'andouille qui l'annonce :
le jargon économique, s'il est en franglais, ça en jette...
Seulement voilà, ça n'est pas nouveau, ça n'est pas révolutionnaire :
le win-win est (au jargon près) le fondement même, depuis deux
siècles, de l'économie. C'est justement parce que l'échange marchand y
est présenté comme la meilleure façon de réaliser deux égoïsmes en
même temps que l'économie a pris autant d'importance dans nos
sociétés. Les premières théorisations de l'échange marchand sont
basées sur cette idée : c'est l'échange dans lequel, par la libre
fixation d'un prix, chacun est « gagnant ». L'essor de la « science »
économique s'est ainsi construit contre les autres modèles où
l'échange ne profite qu'à l'un des protagonistes : l'Ancien régime et
la guerre.
« Deux pays qui commercent ne se font pas la guerre », dit-on (et
c'est là-dessus que s'est construite l'intégration européenne de
l'après-guerre), justement parce que l'échange marchand permet à
chacun de réaliser, lors du même échange, ses égoïsmes particuliers.
Bref, le si novateur win-win, ça n'est rien d'autre que le fondement
même de l'économie capitaliste. A moins de considérer qu'auparavant,
« le capitalisme, c'était le vol » (je doute que nos jeunes andouilles
soient à ce point révolutionnaires), cet aspect de la nouvelle
économie est donc une vieille lune.
La destruction créatrice, la prime au premier arrivé et la démocratie
du client
Voici trois concepts généralement présentés séparément, car ils ne
semblent pas directement liés. Cependant il est intéressant de voir
que, ressassés à longueur d'articles, ils sont contradictoires.
Pour justifier les investissements énormes dans des entreprises
déficitaires (et annonçant des déficits pour encore longtemps), on
nous sort généralement l'argument de la prime au premier arrivé (First
Mover Advantage). Il s'agirait de « prendre position » dans un créneau
du commerce en ligne, avec l'idée que cette « innovation » (qui tient
généralement plus du marketing que de l'innovation technologique, mais
passons...) tendra à l'établissement, à moyen ou long terme, d'un
monopole sur ce créneau. Le marché (le besoin ou, plus économiquement,
l'utilité) n'existe pas encore, mais lorsqu'il le sera, le premier
arrivé restera le seul. Déjà, on peut s'étonner d'une telle croyance :
l'internet connaît un « nouveau marché » tous les ans, une
« killer-app » (une application révolutionnaire) tous les six mois et
le nombre de nouveaux internautes est tel que la fidélisation
ponctuelle est un non-sens (par exemple, il y a quelques années, le
réflexe de chaque internaute cinéphile était la consultation de
l'Internet Movie DataBase ; maintenant les nouveaux n'en ont jamais
entendu parler) ; il est clair qu'une notoriété acquise aujourd'hui
n'aboutira pas à un monopole demain.
Le développement actuel par capital-risque (investissements massifs et
« risqués » dans des technologies innovantes) repose sur la théorie de
la destruction créatrice ; c'est elle, d'ailleurs, qui justifierait la
prime au premier arrivé (tout journaliste qui veut se faire mousser au
sujet de la nouvelle économie nous tartine un paragraphe sur la
destruction créatrice : « Le capitalisme manifeste sa puissance et son
dynamisme en remodelant la planète comme jamais. On nomme cela
"mondialisation". Le voici lancé dans un formidable processus de
destruction créatrice, où les révolutions technologiques rebattent les
cartes des avantages compétitifs. Besoins nouveaux et économies
d'échelle alimentent la machine à créer de la richesse. », Eric Dupin,
« Gauche en mal d'anticapitalisme », Libération, 11 janvier 2000).
C'est Joseph Schumpeter qui, en 1942, définit ce concept (quand on
vous disait que la nouvelle économie, c'est nouveau...) : le moteur de
la croissance ne serait pas la recherche de l'accumulation de
richesses dans les entreprises, mais la recherche de l'innovation. Il
s'agit, pour les entreprises, de s'extraire de la concurrence et de
devenir un monopole de fait, grâce à cette innovation technique. D'où
l'accélération actuelle du financement par le capital-risque (une
course à l'innovation) qui permettrait aux entreprises de détenir un
monopole (la prime au premier arrivé découle de cela). Mais Schumpeter
lui-même explique que ce monopole n'a qu'un temps (celui, justement,
que les innovations soient adoptées par les entreprises concurrentes,
ou que celles-ci les dépassent carrément). Contradiction donc avec la
prime au premier arrivé : attendre d'une entreprise innovante une
rentabilité à moyen terme (5 ans) sur un secteur où les innovations se
succèdent aussi rapidement, ça ne tient pas. On peut nuancer : du
point de vue de chaque start-up, cette course à l'innovation sans
retour sur investissement immédiat est suicidaire ; mais d'un point de
vue macroéconomique, il est probable que cette course profite à la
croissance - comment, pourquoi, et pour quelles entreprises, c'est
sans doute l'enjeu de la concurrence entre nouvelle économie, qui
innove, et ancienne économie, qui en tire les bénéfices (ceci est
important : on peut ainsi admettre qu'il existe un phénomène actuel de
fort développement innovant et d'amélioration de la productivité grâce
à la mise en réseau, mais douter que cette « nouvelle économie » se
trouve là où on nous la désigne - plus généralement, il s'agit là
d'une théorie de la croissance endogène, c'est-à-dire qu'elle ne
considère pas le progrès technique comme une externalité, mais qu'elle
la situe comme élément intégré à l'économie, et non dans une
« nouvelle économie » qui en serait séparée). En tout cas, si la
théorie de la destruction créatrice justifie l'existence des start-up
et du capital-risque, elle condamne du même coup leur viabilité
économique : au moment même de leur entrée en bourse, leurs concepts
innovants sont périmés et, après cinq ans d'activité, elles passent
aux oubliettes avant d'atteindre la rentabilité.
Il y a ensuite le concept ébouriffant de démocratie du consommateur.
On peut déjà lui opposer un jugement de valeur ferme (et largement
développé par ailleurs) : chacun est à la fois, dans nos sociétés,
consommateur et producteur ; la tyrannie du consommateur-roi sert donc
avant tout à contraindre le producteur : le consommateur réclame des
prix plus bas, de meilleurs services, etc. et le producteur qu'il est
en même temps doit se plier à ses demandes, donc accepter plus de
flexibilité et de réductions de salaire. Je m'étonne d'ailleurs que
les petits libéraux qui vantent cette « démocratie » opposent ainsi le
consommateur et l'entreprise. Surtout, il y a là un mensonge évident :
comment prétendre à une liberté de choix de consommation alors que
tout le système repose sur la destruction créatrice, c'est-à-dire sur
la recherche permanente de la situation de monopole par le moyen de
l'innovation ? Si réellement le monopole du premier arrivé était
réalisé, il n'y aurait plus de possibilité de choix, donc de
démocratie du consommateur. On retrouve là le contresens classique du
libéralisme : prétendre à la pureté et à la perfection du marché,
alors que celui-ci est largement contrôlé par des entreprises
multinationales en situation de monopole.
Le potentiel
Comment reconnaît-on une bonne start-up d'une mauvaise ? Facile : la
première a un réel potentiel, pas la seconde. Hop, finie la critique :
« peut-être que ça ne rapporte rien, mais regarde un peu le
potentiel », pouvait-on lire sur un forum boursier lors de
l'introduction de Multimania.
En réalité, la notion de potentiel est tellement vague qu'elle ressort
plus de l'incantation que d'une éventuelle réalité économique : son
sens change au gré du vent. Parfois on l'utilise pour désigner l'un ou
l'autre des concepts développés ici (la prime au premier arrivé,
l'effet de seuil), en gros un hypothétique effet de seuil, un monopole
de situation à venir. Personne pourtant n'escompte de bénéfices avant
plusieurs années : le potentiel est donc une idée purement boursière,
au sens spéculatif. Le potentiel n'est pas l'espoir de dividendes,
mais d'une hausse fulgurante du cours des actions. Caractéristique de
ce « potentiel » de la nouvelle économie : le boursicoteur n'attend
pas des dividendes, il attend que le cours monte. Toute l'activité est
donc détachée de l'activité réelle (qui permettrait de verser des
dividendes), elle est réduite à la gestion du capital de l'entreprise
(la valeur des actions qui s'échangent).
Pourquoi acheter des actions : parce qu'elles vont monter. Pourquoi
vont-elles monter : parce qu'on va en acheter. Que ce raisonnement
soit tenu par les boursicoteurs eux-mêmes est déjà limite, il est
encore plus étonnant de le voir proposé comme unique argument par les
entreprises cotée. Dans son communiqué annonçant son introduction en
bourse, T-Online explique pourquoi il faut acheter ses actions :
« Selon un sondage dimap réalisé auprès de 1 100 personnes et paru
samedi, 59% des Allemands sont convaincus du succès de l'action
T-Online, et ils sont 77% dans la tranche des 18-29 ans. » Autrement
dit : « nos actions vont monter parce que tout le monde pense qu'elles
vont monter ». M'oui, mais de là à appeler ça un concept novateur...
La prochaine fois, on pourra faire appel à l'astrologie et à la
numérologie.
L'effet de seuil et la multiplication des pains
Il y a quelques années, on justifiait la nouvelle économie par un
effet de seuil : l'investissement (capital-risque) dans le
développement d'une innovation, la mise en ligne du service
correspondant, le tout pour une somme déterminée et, ensuite, une
rente d'utilisation illimitée. On développerait un service unique, et
les visites se multipliant, il n'y aurait plus dès lors que des
rentrées d'argent (et pratiquement plus de dépenses). Enoncé ainsi, on
revient à la théorie de la destruction créatrice, la recherche de
l'innovation menant à un monopole et à l'obtention d'une rente de
situation.
On fera là la même critique que précédemment. On peut insister ; non
seulement le renouvellement technologique est très rapide, surtout
l'internet intègre deux autres données importantes : les « concepts »
(cette fois au sens du produit) ne sont pas protégeables par des
brevets (on ne protège pas une simple idée), aussi dès qu'une bonne
idée émerge, elle est aussitôt reprise et la concurrence est immédiate
(interdisant de fait la rente due au monopole) ; de plus les seules
technologies qui réussissent à s'implanter sur le réseau sont
traditionnellement « ouvertes » (c'est-à-dire que leur fonctionnement
est connu et accessible à tous), empêchant un peu plus le monopole
technologique. Soit une entreprise bloque l'accès aux sources de sa
propre technologie (pour en conserver le contrôle) et alors cette
technologie est refusée par le marché ; soit elle ouvre sa technologie
et alors se prive de sa rente de situation. L'effet de seuil, sur
l'internet, est donc doublement un mythe : à cause du renouvellement
accéléré des technologies, ensuite par l'obligation d'y utiliser des
technologies ouvertes.
A moins de réussir à imposer comme standard une technologie fermée
(stratégie Microsoft). Cela n'est pas encore arrivé sur le réseau
(voir plus loin), mais c'est la principale menace qui pèse sur
l'internet.
Face au bide de l'effet de seuil, la formulation à la mode aujourd'hui
(il ne se passe pas un jour sans qu'un journaliste ne s'ébahisse de ce
concept à la manière d'une poule qui aurait découvert un clou) est
différente mais dit à peu près la même chose : l'information,
fondement de la nouvelle économie, serait le seul produit que l'on
peut vendre sans s'en défaire. On peut vendre une information sans
s'en départir, et sans en priver un autre consommateur. J'appelle ça :
la multiplication des pains. C'est ainsi, désormais, que l'on explique
l'aspect novateur de la nouvelle économie.
Cela ressemble au précédent effet de seuil : investir au départ pour
développer la source d'information, ensuite ça roule ma poule, le
compteur tourne à chaque visite... Investissement de base, puis rente
de situation.
Mais par sa formulation, ce nouveau « concept » en rappelle
furieusement un autre, beaucoup plus ancien : celui de bien public. Un
bien public se définit par sa non-rivalité et par sa non-exclusivité :
la non-rivalité du bien signifie que son utilisation n'empêche pas son
utilisation par quelqu'un d'autre (un « usager » du chant du coq est
réveillé par celui-ci, sans empêcher le moins du monde qu'un autre
« usager » profite de ce même chant) ; la non-exclusivité d'un bien
signifie que personne ne peut empêcher quiconque de l'utiliser (mon
voisin ne peut m'empêcher d'utiliser le chant de son coq pour me
réveiller).
Le bien public, base de la nouvelle économie ? Décidément, on se noie
dans les concepts innovants...
Et c'est là que je commence à m'inquiéter (jusque là, disons que je
rigolais). Un bien public ne saurait être considéré indépendamment de
son rôle social, de son importance démocratique, culturelle, dans le
développement de chaque citoyen. En l'occurrence, on parle bien de
« savoir », d'information, de communication.
Classiquement, la gestion d'un bien public à l'utilité sociale
reconnue se fait de deux manières.
La première est la régulation par l'Etat : la collectivité décide de
ses besoins et l'Etat met en place soit un service public (lui
appartenant) soit délègue la production et la gestion de ce bien
commun au privé, en lui fixant un certain nombre de règles et de
missions. S'agissant ici de « savoir », on peut imaginer le
développement par l'Etat d'un certain nombre d'outils publics destinés
à promouvoir l'accès au réseau, à la connaissance par tous les
citoyens, la fixation de règles (missions) aux entreprises chargées de
véhiculer cette connaissance, sans pour autant limiter le
développement, par ailleurs, d'un internet purement marchand. Il est
clair aujourd'hui que cette idée est abandonnée par les politiques :
on vise le libéralisme le plus pur, et l'Etat souhaite se limiter à la
répression des délits.
La seconde manière de gérer un bien public est également très
ancienne, il s'agit du corporatisme. Les « professions » chargées de
biens publics s'entendent pour gérer la production de ces biens,
réguler la concurrence et assurer une certaine préservation de
l'utilité sociale. En matière d'information, le corporatisme était, il
y a peu, le modèle dominant : statut de journaliste encarté, syndicats
puissants, etc. Deux limites à ce modèle : il est connu,
traditionnellement, comme bloquant le progrès technique et
l'innovation (Colbert, au XVIIe siècle, s'opposa au corporatisme, qui
bloquait le développement des manufactures ; Turgot, à la fin du
XVIIIe, mit fin au régime des corporations pour des raisons
similaires) - il y a fort à parier que le corporatisme de
l'information ne résistera donc pas au rouleau compresseur de
l'innovation néo-libérale. Surtout l'internet permet l'accès à
l'expression publique à tous les citoyens (c'est là que se situe la
véritable révolution de l'internet : pour la première fois, les
citoyens peuvent accéder à l'expression publique, hors du cadre
corporatiste des sociétés de presse) ; et les réflexes corporatistes
n'ont pas manqué de faire jour (« l'internet qui est un danger public
puisque ouvert à n'importe qui pour dire n'importe quoi », Françoise
Giroud, Nouvel observateur, 25 novembre 1999 - ou encore le Canard
enchaîné dénonçant les webzines comme autant de « fanzines de
propagande et/ou de désinformation » et regrettant que l'on n'y trouve
qu'« une petite douzaine de journalistes professionnels (encartés) »,
Dossiers du Canard enchaîné, L@ folie internet, avril 2000). Bref,
puisqu'il n'existe de corporatisme que si l'information reste une
profession, le corporatisme est incapable de gérer l'information
fournie par les particuliers et les amateurs.
Exit le corporatisme, exit l'intervention de l'Etat, c'est la porte
grande ouverte à la politique libérale. Si je n'ai évoqué, plus haut,
que « deux manières », c'est parce que la solution du seul marché ne
reconnaît plus la notion d'utilité sociale, en tout cas pas dans le
sens commun (l'économie s'est imposée comme science lorsqu'elle s'est
émancipée de la philosophie et de la morale, l'« utilité » étant alors
réduite à la simple satisfaction d'un besoin au travers d'un acte
marchand).
Donc la nouvelle économie repose sur la gestion libérale (via le seul
marché) d'un bien commun (le savoir). Aïe...
Le concept, là encore, n'est pas bien nouveau : la libéralisation
(c'est-à-dire le passage au marché) d'un bien public étant
archi-connue. En particulier, laisser au seul marché la gestion d'un
bien public est « sous-optimale » (pas optimale, quoi...) et induit
d'immenses gâchis de ressources. Les entreprises, pour contrer ce
risque de mauvaise gestion (dû paradoxalement à la concurrence),
développent donc un certain nombre de stratégies. Celles-ci reviennent
classiquement à transformer la nature du bien public, à en organiser
la rareté et à interdire la concurrence.
Un bien public (tel que le savoir) est caractérisé par sa
non-exclusivité : on ne peut en interdire l'accès. Il convient donc de
supprimer cette clause, et limiter l'utilisation du bien ; du bien
public il faut revenir à la rente de situation. Pour cela, les
entreprises pervertissent plusieurs notions : l'information (la
perception et le témoignage d'un événement) est assimilé à sa
rédaction, et le droit d'auteur et les droits dérivés envahissent
toute la sphère de l'expression (assimiler le témoignage sur les
pratiques d'une marque à du plagiat de marque, réduire un événement
humain à la façon dont untel l'a rapporté, etc.) ; le savoir devient
du « contenu », soumis non à son utilité sociale, mais au copyright du
producteur. Ainsi les entreprises tentent-elles de breveter la
« nature », l'humain, les idées, et font un important lobbying pour
voir leurs positions adoptées par les gouvernements (brevetabilité du
vivant aux Etats-Unis, extension du copyright et des brevets à
l'américaine en Europe, etc.). Le droit d'auteur, conçu pour assurer
l'indépendance des créateurs du savoir, devient le copyright
permettant d'assurer une rente de situation aux producteurs. Les
journalistes qui s'extasient au motif que l'information est le seul
bien que l'on peut vendre sans s'en départir, devraient être les
premiers à voir la limite : celui qui l'a achetée ne peut pas, lui, la
revendre ; il y a le producteur, qui touche le beurre et l'argent du
beurre, et le consommateur qui se retrouve avec un produit qui sort
automatiquement du système marchand ! Je me trompe, ou c'est du
« win-win » où l'un des protagonistes se fait arnaquer ?
Organiser la rareté, voilà sans doute le point principal (l'extension
du copyright faisant partie de cette stratégie). Jusqu'ici, le réseau
a systématiquement généré des solutions techniques permettant
d'échapper au bouclage technologique par quelques entreprises. Mais
cela va-t-il durer ? La puissance de Microsoft (et son expérience en
la matière) peut inquiéter, le développement des technologies libres
(GNU/Linux, formats ouverts...) pourrait contrer la tendance.
Arrivera-t-on à une situation comparable à celle du disque (quelques
majors mondiales contrôlent l'intégralité du marché, interdisant
quasiment la concurrence et l'émergence de talents hors de leurs
circuits), à celle du marché du film, ou au contraire conservera-t-on
l'ouverture qui fait la richesse de l'internet (et donc de la
diffusion des connaissances) ? Difficile de répondre, en tout cas il
faut être conscient que les hostilités ont commencé, autant sur le
terrain du lobbying politique que du développement technologique, en
passant par le harcèlement juridique. La survie d'un hébergeur
indépendant comme Altern, par exemple, semble de plus en plus
difficile, alors que son utilité sociale est avérée. Le passage de la
gestion des noms de domaines sous les auspices de l'OMPI traduisent
également cette volonté d'organiser la rareté au profit des marchands.
Conclusion
Lorsque nous avons lancé, avec les copains ([17]Le Menteur,
[18]L'Ornitho, [19]Périphéries), notre premier tir de barrage contre
les start-up, je ne pensais pas consacrer trop de temps au sujet : en
gros, j'ai d'autres chats à fouetter que les lubies des startupiens du
Sentier et de République. Mais visiblement, malgré la chute du Nouveau
marché et du Nasdaq du mois dernier, les prétendus concepts
économiques que soutiennent ces entreprises perdurent.
On trouve toujours autant d'articles dans la presse pour présenter ces
concepts novateurs, révolutionnaires. Pourquoi ne pas dire tout
simplement qu'on veut accélérer l'établissement du néolibéralisme et
marchandiser ce bien public qu'est le savoir ? Pourquoi ne pas le dire
simplement : nous allons privatiser et raréfier ce bien public, et
établir des monopoles de l'information ?
La culture, l'éducation, l'information, le savoir, toutes ces
ressources vont intégrer le monde des échanges marchands. Et c'est
mathématique : en valorisant ce qui auparavant n'avait pas de valeur,
on augmente la valeur globale du système, et donc on prétend générer
de la croissance. Inutile de nous enrober ce néolibéralisme simplet
dans des concepts économiques prétendument nouveaux.
[20]ARNO*
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References
5. http://www.scarabee.com/EDITO2/contrib.php3?edito=102
6. http://www.scarabee.com/EDITO2/080500.html
17. http://www.menteur.com/
18. http://www.ornitho.org/
19. http://www.peripheries.net/
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